L’histoire de l’émergence, de la structuration et de l’institutionnalisation des études féministes en France reste à faire. La documentation et les archives ne manquent pas, sans compter la collecte de témoignages oraux qui devrait être menée sans tarder, à l’heure où les anciennes partent à la retraite, voire pour les plus âgées, nous quittent définitivement. Très modestement, ce court article entend rappeler les débuts des études féministes à l’Université de Toulouse- le Mirail.
Trois phénomènes, deux groupes
Ces dernières naissent dès les années 1970 de la rencontre de trois phénomènes politiques et sociaux concomitants : la féminisation de l’Université, sa réforme après le mouvement de 1968 et la naissance du Mouvement de libération des femmes (MLF). Dans sa typologie des groupes qui ont initié les études féministes, Rose-Marie Lagrave différentie deux pôles. L’un, qualifié de fidèle, d’orthodoxe, ou d’intégrationniste, s’éloigne du mouvement social pour maximiser la reconnaissance académique et l’acquisition du capital scientifique nécessaire aux positions de pouvoir en son sein ; l’autre, nommé hérétique ou séparatiste, privilégie au contraire le lien permanent avec le mouvement féministe assumant la marginalisation académique qui en découle. Le Groupe de recherche interdisciplinaire d’études des femmes (GRIEF), né en 1979, serait représentatif du premier pôle, tandis que l’équipe Simone (1986) incarnerait le second. Mais cette esquisse cartographique semble trop binaire et statique, alors que les individus et les positions ne cessent de circuler, tandis que le monde académique et le mouvement féministe évoluent rapidement.
A l’Université de Toulouse – le Mirail (UTM), l’élément déclencheur est une longue grève du mouvement étudiant (février-mai 1976) pendant laquelle des groupes de femmes ont réuni étudiantes, enseignantes, secrétaires et militantes féministes. Dès la rentrée 1976, trois cours optionnels de Deug apparaissent dans les Départements de sociologie (Monique Haicault), de littérature moderne (Anne-Marie Lebourg-Oulé) et d’histoire (Rolande Trempé). Les enseignantes-chercheuses de ces options se réunissent avec d’autres et créent le GRIEF. Ce groupe compte une sociologue (Monique Haicault), deux économistes (Marie-Laure Arripe, Jacqueline Martin), trois philosophes (Eliane Escoubas, Danielle Montet-Clavié, Annick Jaulin), une littéraire (Anne-Marie Lebourg-Oule), quatre historiennes (Agnès Fine, Janine Garrisson, Claudine Leduc, Rolande Trempé) et une mathématicienne (Jeanne-France Fine). La majorité de ses membres a le statut d’assistante ou de maîtresse-assistante, seules deux historiennes, Janine Garrisson-Estèbe (agrégée d’histoire, spécialiste des protestants du midi à l’époque moderne) et Rolande Trempé, qui a réalisé sa thèse sur les mineurs de Carmaux, sont professeures.
Conférence d’Agnès Fine (15 janvier 2011) par IEC-MNHN
Entre Féminisme et Université
Ce premier groupe, tout comme ses contemporains dans d’autres universités, est situé au carrefour du mouvement des femmes et de l’institution universitaire, et doit donc engager des luttes de reconnaissance et de légitimité dans les deux champs. Au sein du mouvement, nombreuses sont celles qui craignent la trahison. Imprégnées de rhétorique gauchiste et spontanéiste, de nombreuses militantes accusent les « intellectuelles » de confisquer la parole des anonymes et d’accepter le fonctionnement « masculiniste » des lieux de savoir.
Le GRIEF est régulièrement critiqué par les militantes de la Maison des femmes fondée en 1976. Marie-France Brive, n’est pas la moins critique. Très active durant le mouvement étudiant dans le Département d’histoire de la Faculté des Lettres, au point d’être surnommée par le doyen Godechot « La passionnaria de mai 68 », elle est reçue à l’agrégation en 1969 et plutôt que d’opter pour l’Université libre de Vincennes où elle pourrait avoir un poste, elle opte pour le lycée de Condom dans le Gers où sa compagne Irène Corradin est déjà affectée. Elle est une étudiante de Rolande Trempé sous la direction de laquelle elle réalise une thèse de troisième cycle sur la Verrerie ouvrière d’Albi. Elle est chargée de cours à partir de 1977. Marie-France Brive et Irène Corradin sont alors proches de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) et militent à l’Ecole émancipée, tendance du syndicat SNESUP, ainsi que dans leur établissement pour une nouvelle pédagogie interactive. Lors de leur retour à Toulouse, elles s’engagent activement dans la Maison des femmes et créent un cinéclub des femmes non mixte au cinéma le Cratère.
Portrait de Jacqueline Martin, bâtisseuse des… par Universite_de_Toulouse
Le GRIEF affronte également les normes académiques. Le « F » de GRIEF, qui renvoie aux femmes plutôt qu’au féminisme, vise sans doute à rassurer le milieu académique pour qui science et militance ne peuvent rimer ; il dit aussi le refus d’un marquage politique. Mais le sens de l’acronyme dit assez le lien de l’équipe avec le féminisme militant, d’autant qu’il renvoie au titre d’une célèbre anthologie féministe tout juste éditée. S’il est reconnu par le Conseil scientifique dès sa création et doté d’un petit budget, le GRIEF n’en suscite pas moins moqueries ou craintes. Le fonctionnement du groupe, doublement fidèle au mouvement de 68 et des femmes, n’est pas très orthodoxe non plus : « Nous mettons en place un fonctionnement « isonomique » : pas de hiérarchie, une entière liberté de parole, des réunions hors de l’université, au domicile de l’une ou de l’autre, environ une fois par mois, quelquefois une journée entière, si possible à la campagne, toujours autour d’un repas gastronomique bien arrosé, où se déploient les talents culinaires de chacune (…) » se souviennent Agnès Fine et Claudine Leduc. Les responsabilités administratives et de gestion tournent entre les membres. Ce lieu d’échange et d’écoute n’est pas sans faire penser aux groupes nombreux du MLF qui recherchent la « sororité » : « nous évoquons toujours notre groupe comme le lieu où chacune d’entre nous a eu le bonheur de trouver solidarité et épanouissement personnel, liberté et affirmation de soi ». A l’échelle individuelle, les membres du GRIEF participent au mouvement féministe. Ainsi Agnès Fine, militante de la LCR fonde le groupe femmes du quartier du Mirail et participe au Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC). Elle quitte la LCR au moment où celle-ci décide de ne pas soutenir les candidates présentée par le mouvement Choisir la cause des femmes aux Législatives de 1978. De leur côté, Annick Jaulin et Monique Haicault sont actives à la Maison des femmes.
Les pratiques de recherche s’avèrent également particulièrement attentives à ne pas reproduire la coupure entre « sujet » et « objet » d’étude : il s’agit de faire non pas l’étude des femmes mais avec les femmes. Le groupe organise également régulièrement des conférences à destination du grand public qui connaissent un important succès et sont autant d’occasions de dialogue avec le milieu féministe de Toulouse. Il publie une revue homonyme qui connaitra cinq numéros.
Reste que le GRIEF n’adopte pas les règles radicales du mouvement : il refuse la non-mixité ainsi que tout « jargon idéologique », y compris féministe, et rompt avec la pratique de l’écriture anonyme ou signée du seul prénom (en vigueur dans la Lune Rousse par exemple, le journal de la Maison des femmes de Toulouse). Ainsi, avec ces différentes facettes, il constitue une forme d’hybridation entre le mouvement féministe et l’Université. On peut le voir comme une sorte de « couveuse », un espace « d’empowerment » pour de jeunes chercheuses féministes qui ont besoin de fortifier leurs hypothèses et leurs objets de recherche par une pratique collective et amicale. La relative fermeture qu’il manifeste avec ses réunions chez les unes et les autres, vise tout autant à se prémunir des critiques des féministes du mouvement, que de celles de collègues hostiles.
Du GRIEF à l’après-GRIEF
Le GRIEF est aussi connu pour avoir organisé à l’UTM le grand colloque national Femmes, féminisme et recherche (17-19 décembre 1982, Actes publiés en 1984) qui marque la reconnaissance officielle du champ des études féministes et qui a été tout récemment commémoré. A la suite de cette manifestation, quatre postes fléchés « études féministes » sont créés par le Ministère. L’UTM s’en voit attribuer un, en histoire, sur lequel Marie-France Brive, qui a soutenu sa thèse de troisième cycle en 1980 et poursuit une thèse de doctorat d’Etat sur les résistantes, est recrutée en 1985. L’année suivante, elle impulse la création de l’équipe Simone, pensée sciemment en articulation avec le mouvement des femmes qui est pourtant en fort déclin (la Maison des femmes est fermée depuis 1981). Le CNRS finance également des programmes de recherche spécifiques à travers des ATP (actions thématiques programmées). Plusieurs toulousaines (Jacqueline Martin, Monique Haicault) participent à l’atelier « Production reproduction » qui contribuera à renouveler la sociologie du travail par l’intégration des rapports sociaux de sexe. Le GRIEF s’auto-dissout en 1991. La mise en place de laboratoires disciplinaires et la nécessité de passer une thèse d’Etat pour devenir professeur, expliquent en large partie la difficulté de maintenir une recherche collective interdisciplinaire.
Quelles que soient les spécificités toulousaines, qui tiennent autant au mouvement féministe qu’à l’environnement universitaire locaux, il faut noter que l’émergence des études féministes correspond aux grandes tendances nationales. On y retrouve l’hégémonie des sciences sociales, même si plusieurs philosophes et littéraires participent au GRIEF, et la grande influence de la matrice marxiste. Ainsi, les historiennes Rolande Trempé et Marie-France Brive participent d’abord à une histoire ouvrière, tandis que les sociologues, influencées par le féminisme matérialiste, utilisent le concept de rapports sociaux de sexe.
Pour citer cet article: Sylvie Chaperon, « Le début des études féministes à l’Université Toulouse – le Mirail », Mondes Sociaux – Magazine des sciences humaines et sociales toulousaines, 3 décembre 2013, http://sms.hypotheses.org/1708
Bibliographie indicative
Andriocci M., Le Feuvre N., 2006, « Les enjeux sociaux de l’institutionnalisation des études féministes à l’Université », in Ollagnier E., Solar C., dirs., Parcours de femmes à l’université : perspectives internationales, Paris : L’Harmattan.
Faure S., Linares Ch. de, 2006, « Complexité des rapports sociaux de sexe », entretien avec Monique Haicault, Agora débats/jeunesses, n°41, 22-31. Julien J., 2003, « A Toulouse : du féminisme lesbien au lesbianisme féministe. Mon histoire de lesbienne racontée à une lesbienne qui avait 15 ans quand j’en avais trente », Chetcuti N., Michard C., dirs., Lesbianisme et féminisme. Histoires politiques, Paris : L’Harmattan. Kandel L., 2001, « Un tournant institutionnel : le colloque de Toulouse », in Basch F., Bruit L., Dental M., Picq F., Schmitt-Pantel P., Zaidman C., dirs., Vingt-cinq ans d’études féministes. L’expérience Jussieu, Pari : Publications universitaires Denis-Diderot, 81-101. Lagrave R.-M., 1990, « Recherches féministes ou recherches sur les femmes ? », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Vol. 83, juin, 27-39. Martin J., 1999, « Histoire des enseignements et recherches féministes à l’Université de Toulouse le Mirail », in Le Feuvre N. et al., dir., Les femmes et l’Université dans les pays de la Méditerranée, Toulouse : PUM, 249-267. |