Le site d’information The Conversation, qui associe chercheur.e.s et journalistes, publie le 8 février 2016 un article de Michel Kalika sur le harcèlement sexuel à l’université.
Harcèlement sexuel à l’université : un cas concret et des questions sur la responsabilité organisationnelle
Michel Kalika, Université Jean-Moulin Lyon 3
Alors que la question du harcèlement sexuel à l’université est à nouveau posée par la presse, le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche a diffusé largement un guide pratique :
Le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur et la recherche.Le cas présenté ci-dessous, qui s’est déroulé dans une grande université parisienne, illustre bien l’un des aspects liés à ce problème : la responsabilité organisationnelle.
Le cas
Une étudiante chinoise est candidate à Pékin à un programme d’une université parisienne. L’enseignant qui traite son dossier et qui réalise les entretiens sur place a recours à toute une série de harcèlements sexuels (SMS, invitations au bar de son hôtel, dans sa chambre, etc.) avant l’entretien de sélection puis, au final, ne retient pas sa candidature.
L’étudiante, choquée par ces pratiques, entre alors en contact avec un professeur de la même université qui lui conseille de consigner par écrit et dans le détail tous les faits. Elle lui envoie une lettre de plus de deux pages comportant la description des faits. Il conseille alors à l’étudiante d’adresser cette lettre au président de l’université parisienne qui réagit en faisant recevoir l’étudiante à Pékin par un correspondant de l’université, puis la fait inscrire dans le programme où elle avait été refusée, programme dirigé par l’enseignant harceleur.
Neuf mois plus tard, le professeur rencontre par hasard l’étudiante dans l’université parisienne et elle lui indique qu’elle n’est probablement pas la seule à avoir été victime de harcèlement, que ces pratiques continuent dans la classe de l’enseignant. Il est à noter que 90 % des étudiantes de ce programme sont des jeunes filles.
Le professeur alerte alors ses collègues du centre de recherche auquel appartient également l’enseignant harceleur et ceux-ci saisissent le président de l’université. Plusieurs mois plus tard, ces enseignants se réunissent dans le bureau du président et conviennent de la nécessité d’écarter l’enseignant indélicat de sa responsabilité de directeur de programme. Le responsable du centre est chargé de la mise en œuvre de cette décision mais rien n’est fait, malgré les mails répétés du professeur qui avait lancé l’alerte.
Dix-sept mois après les faits cités au début du cas, ce même professeur est informé par un collègue d’une autre université de faits de viol sur une collègue par l’enseignant harceleur. Il en informe aussitôt ses collègues du centre de recherche, ainsi que la présidence de l’université, et menace de transmettre les documents en sa possession au Procureur de la République.
Ces documents seront transmis à la justice dans les jours qui suivent par le président de l’université. Postérieurement à ces faits, le professeur a appris qu’une autre étudiante du même programme s’était plainte auprès d’un syndicat étudiant, de la direction des masters, du service juridique et de la présidence de faits de harcèlement sans qu’aucune suite ne soit donnée.
La question
Si le cas individuel de l’étudiante chinoise harcelée a été rapidement réglé par son inscription à l’université (probablement en échange de son silence), la question qui se pose et demeure est de nature organisationnelle.
Comment est-il possible que le professeur responsable du centre de recherche, le responsable des masters, la présidence d’une institution où il est de bon ton de parler d’éthique et de déontologie, n’aient pris aucune mesure pour protéger les étudiantes alors qu’ils étaient parfaitement informés du comportement de l’enseignant indélicat ?
En ne faisant rien pendant plus d’une année, ils ont pris le risque de voir ces harcèlements perdurer.
L’analyse du cas
Quatre facteurs peuvent permettre de comprendre cette situation où l’organisation est responsable de la mise en danger de ses étudiantes.
Premièrement, la peur du scandale conduit l’organisation à chercher prioritairement à étouffer ces cas, pour éviter le risque d’effet négatif sur sa réputation.
Ensuite, il faut regretter une absence de structures dédiées permettant d’être à l’écoute des étudiants victimes de faits de harcèlement. Il faut savoir que dans une université, les enseignants conservent des pouvoirs considérables sur les étudiants, tant sur l’admission, que la notation et donc la diplomation. Quand en plus, les postes de responsabilité sont occupés par des hommes ayant une culture de la misogynie, les étudiantes venant se plaindre sont découragées d’engager quelque action que ce soit.
Les intérêts des acteurs ayant le pouvoir de faire cesser ces situations de harcèlement peuvent aussi expliquer l’absence d’action. Une université est faite, comme toute organisation, de dons et de contre-dons. L’enseignant harceleur était en charge de programmes internationaux générant des flux financiers importants et des rémunérations conséquentes pour certains collègues.
Enfin, les risques encourus par le lanceur d’alerte qui a révélé l’affaire à ses collègues sont non négligeables et l’on comprend l’omerta qui règne dans une organisation sur ces questions. Même si le professeur est protégé par son statut, il n’empêche que les collègues lui reprochent, plus ou moins consciemment, d’avoir mis en évidence leur complicité, leur lâcheté et leur faiblesse. Il est révélateur que lorsque le professeur a informé ses collègues, le responsable du centre, épris généralement d’éthique et de discours vertueux, lui a rappelé qu’en Grèce l’on tuait le porteur de mauvaises nouvelles !
Les situations de harcèlement sexuel s’observent bien sûr dans toutes les organisations qu’il s’agisse d’entreprises ou d’associations. Mais dans le cas des universités, la situation est particulièrement grave car les enseignants ont un pouvoir considérable tant lors du recrutement que de l’évaluation des étudiants. Les victimes sont, comme le cas ci-dessus le montre, souvent dépourvues de moyens d’action. Le pouvoir de l’enseignant sur ses étudiants est plus fort que celui du manager sur ses collaborateurs.
La question qui se pose alors est celle de savoir quels sont les moyens organisationnels nécessaires visant à limiter l’inertie, l’autisme institutionnel et à protéger les étudiants, comme la mise à disposition d’un numéro d’appel et d’écoute, la création d’une fonction de « défenseur » des étudiants qui constituerait l’interlocuteur privilégié des victimes et la structuration d’un comité d’éthique chargé d’organiser le traitement de ces questions et de ces cas.
Sans la mise en œuvre de dispositifs organisationnels, les professeurs pourront poursuivre leurs déclarations et conférences vertueuses sur l’éthique et continuer à rester sourds et aveugles face à la détresse des étudiants harcelés.
Concernant le cas présenté, une instruction judiciaire vient d’être ouverte à l’encontre de l’enseignant indélicat.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.